« Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
-C'est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie "créer des liens"... »
« Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m'ennuie donc un peu. Mais, si tu m'apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. »
N21019 à sa place, derrière chez Gibbs.
Faire un vol en aéroclub, particulièrement un gros club comme les Alcyons, c'est presque du fast food. J'exagère bien sûr, mais dans un club avec beaucoup d'avions, beaucoup de membres, et donc beaucoup de turnover mécanique, la plupart des vols se fait vite fait, en choisissant un avion simplement parce qu'il est libre.
C'est dommage parce que quand on est passionné d'aviation, la machine a autant d'importance que le vol lui même.
Et la connexion avec un avion en particulier, on la ressent dès qu'on le prend pour plus d'une journée. On s'habitue rapidement à ses petites particularités - qualités ou défauts - et quand on le laisse sur le parking le soir avant de rejoindre l'hôtel, en sachant qu'on va le retrouver le lendemain, il est déjà devenu, même si un tout petit peu, notre avion. Et quelques jours plus tard, après l'avoir ramené, nettoyé et rangé soigneusement dans son hangar, notre avion, on devra finalement le laisser retomber dans l'anonymat.
Et on aura un petit pincement au cœur.
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Cette connexion avec l'avion, c'est l'un des bonheurs des aventures au Far West. Et sur un voyage d'une dizaine de jours, on a le temps de s'attacher à sa monture.
C'est devenu une réalité environ un mois avant le départ, quand il a fallu se préoccuper de choisir et de réserver l'avion qui allait nous accompagner. En parcourant le site de PlusOne, j'ai réduit mon choix en fonction de critères simples : il me fallait un type d'avion avec lequel j'étais déjà familier, suffisamment puissant pour que les altitudes et températures élevées auxquelles nous allions être confrontés ne soient pas limitantes, et équipé d'un GPS pour ma tranquillité d'esprit.
Dans la flotte de PlusOne ça voulait dire un Cessna 172 motorisé à 180cv. Et avec le GPS le choix s'est vite restreint à cinq ou six C172N et C172SP (parmi lesquels N4975F, vieux compagnon des Far West précédents, malheureusement indisponible). Dont trois éventuellement disponibles.
Et ainsi, j'ai jeté mon dévolu sur N21019, un SP récent et très bien équipé. Et dès alors, j'ai commencé à l'apprivoiser.
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Le parking de Montgomery Field, derrière chez Gibbs.
Un mois plus tard, le soleil californien étend ses rayons jusqu'aux moindres recoins d'un ciel profondément bleu. Le mois d'août surchauffe le bitume de Montgomery Field, et la multitude hétéroclite d'avions qui y sont garés étincelle fièrement. Dans un coin du parking, blotti contre le grillage qui encercle l'aérodrome, il y a un Cessna. Un Cessna 172, blanc, comme il y en a des dizaines sur cet aérodrome, et pourtant, pour moi, c'est le seul avion qui compte vraiment dans cet enchevêtrement d'ailes et d'hélices. C'est mon avion, N21019.
Je ne vole pas avec lui aujourd'hui, mais je vais quand même lui dire bonjour. Et alors que je glisse une main sur le métal chaud de la carlingue, je continue à l'apprivoiser.
Planche de bord de N21019.
Dans les jours qui viennent, je vais apprendre à le connaître. Je vais m'habituer à son robinet de réservoir qui marche mal, surtout en montée, apprendre à manipuler le beau GPS et le TAS (Traffic Advisory System), savoir me méfier du mode vertical de l'autopilote lors des montées à haute altitude. Je vais râler le matin avant le premier vol, lorsque je m'aspergerais d'essence en purgeant l'une des trop nombreuses valves.
C'est à son bord que je vais survoler le Grand Canyon et Monument Valley. C'est lui que je vais retrouver dans la fraicheur matinale sur le goudron fissuré de Kanab, ou au milieu des bizjets à Oakland. C'est avec lui que je vais sauter la Sierra Nevada à 13500 pieds, me faire engueuler par les contrôleurs en arrivant à Bermuda Dunes, me faire autoriser à traverser la classe B de San Francisco au dessus des nuages...
Et finalement, il va se fondre avec tous les souvenirs de ce voyage, se diluer en eux tout en en restant l'une des images principales, de celles qui illustreront la page de couverture du livre Far West 2011.
Ces dix jours vont sembler passer en un clin d’œil, mais resteront inoubliables. Et finalement l'heure de rentrer à Paris arrivera. Heureux d'avoir vécu cette aventure, et épuisé par toutes ces heures de vol, je devrais abandonner N21019 sur le parking ensoleillé de Montgomery, blotti contre le grillage.
Ce sera un peu plus qu'un petit pincement qui me serrera le cœur.
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A Sedona, où la voiture de location nous attend.
Le pilote et sa monture font une pause à Page avant de partir survoler Monument Valley.
Au dessus de la Sierra Nevada.
Sur le parking chez Kaiser, à Oakland.