Le moteur du F-GENA tousse une fois, puis une autre. Je pousse la manette de mélange à fond et il démarre avec un vrombissement satisfaisant. Le doigt sur la checklist, j'ajuste la manette des gaz et vérifie les instruments moteur avant de tourner mon attention vers l'extérieur.
Nous sommes garés devant le hangar de l'AAML à Meaux-Esbly. Par la vitre droite, vers le nord, une épaisse barre de nuages noirs bouche l'horizon. Poussé par l'un des orages qui émaillent la météo médiocre de ce samedi de juillet, un gros morceau de mauvais temps descend vers nous comme une vague qui enfle en s'approchant de la plage. A gauche, entre l'avion et le hangar, quelques pilotes nous regardent, leur expression semblant nous dire vous n'allez pas partir voler là dedans quand même ?
C'est probablement le même regard que je jette en ce moment à Thomas, mon ami et instructeur pour ce deuxième vol sur TB-20. Comme je le lui ai dis alors que nous nous installions dans l'avion, je ne serais pas parti tout seul avec cette météo, qui est clairement au delà de mes limites. Mais Thomas a beaucoup plus d'expérience que moi, et ses limites ne sont pas les miennes. S'il pense qu'on peut partir, je suis prêt à la suivre et à en profiter pour apprendre des choses sur le vol en météo limite.
Et justement, je vais en apprendre quelques-une aujourd'hui.
"On va rouler jusqu'au point d'arrêt et quand on sera prêt à partir, on va décider si c'est jouable," décide Thomas.
Évidemment, tant qu'on ne fait que rouler, on ne risque pas grand chose. Et pendant que nous cahotons sur le taxiway en herbe, il m'explique comment il interprète la situation, et comment il décide qu'on peut probablement partir dans un contexte où, seul, je n'aurais même pas quitté le parking. Quatre points :
1 - le grain vient du nord, et nous allons partir vers le sud.
2 - il est bien visible, et il est encore à bonne distance du terrain.
3 - hors de l'orage, la visibilité est bonne, et les plafonds corrects.
4 - nous avons de l'essence, dans un avion qui a une autonomie excellente.
Si au moment de partir, ces conditions sont toujours vraies, nous décollerons vers le nord et ferons demi-tour juste après pour partir vers le sud en nous éloignant du mauvais temps. Nous irons alors faire nos évolutions et tours de piste, comme prévu, dans les environs de Coulommiers, tout en gardant un œil sur la masse de nuages menaçants. Dans le cas où elle se rapprocherait trop, nous pourrons toujours nous poser à Coulommiers et laisser passer l'orage, voire nous échapper vers un autre terrain plus au sud.
Ce qui est important, insiste Thomas, c'est d'avoir toujours des solutions de repli réalistes.
Nous décollons donc face à l'orage. Le vent est fort, mais plutôt stable et dans l'axe, et nous quittons la piste sans problème. Immédiatement nous entamons le demi-tour par la droite pour tourner le dos au mauvais temps en montant vers 3000 pieds. Arrivés au sud de Coulommiers, nous faisons quelques exercices de décrochage, puis intégrons le circuit de l'aérodrome pour des touch and go's. Le vent de travers est fort, et je transpire un peu dans la gestion du VP/RU, mais ça se passe bien.
Pendant ce temps, nous gardons notre grain en vue. Il est toujours là, au nord. Il ne semble pas avoir bougé.
On peut tenter de rentrer à Meaux.
De retour vers le nord, nous abandonnons progressivement de l'altitude pour passer sous les franges de la classe A. La visibilité chute peu à peu. Thomas contacte Meaux pour annoncer notre arrivée, et demander une info météo. Si c'est mauvais, il sera toujours temps de faire demi-tour pour retourner à Coulommiers. Ou plus loin.
"F-GENA, le grain arrive en ce moment sur le terrain, visibilité... euh... 1500 mètres."
Ok, donc c'est le moment où finalement la météo a gagné, et où on fait demi-tour. 1500 mètres, c'est réglementairement du VFR, mais aller se foutre là dedans faudrait être sacrément motivé !
Mais justement, Thomas est sacrément motivé. Il me dit qu'on devrait pouvoir continuer jusqu'à Meaux, qu'on ne va pas voir grand chose mais qu'il connait bien le coin donc ça ira.
En tous cas, je suis complétement paumé. Notre environnement s'est réduit à un disque de champs et de routes anonymes encadré par un mur cotonneux et grisâtre. Les premières gouttes de pluie crépitent sur la verrière et s'étalent en trainées agitées par le vent relatif. Je ne sais pas si c'est 1500 mètres de visibilité, mais c'est clairement en dessous de mes minimas. Je ne peux que suivre les indications de Thomas qui m'amène pas à pas en finale, jusqu'à ce qu'enfin je devine la vaste étendue de l'aérodrome de Meaux. Je ne distingue pas encore les pistes en herbe, mais je vois à peu près où je vais.
Je me concentre sur les procédures du TB-20, qui sont encore toutes neuves pour moi. Plein petit pas, plein riche, 75 nœuds, train sorti trois vertes, volets 40°. J'aperçois les V du seuil de piste, corrige la trajectoire et affine mon plan.
"Allez, arrondis," me signale Thomas. Je réduit et tire doucement le manche, et bam, le train principal tape sèchement la piste alors que je croyais être encore à un bon mètre au dessus du sol. Je n'y voyais vraiment rien avec les gouttes sur le pare brise et l'atmosphère brumeuse. Et, je m'en rendrais compte au parking, avec mes lunettes de soleil que je n'avais pas pensé à enlever.
L'atterrissage a été un peu dur mais rien de grave : finalement, ce fut un vol en conditions limites VFR que je n'aurais jamais osé tenter seul et qui s'est déroulé en toute sécurité grâce à la supervision d'une personne habituée à ce genre d'environnement.
C'est extrêmement instructif, et c'est beaucoup mieux que de se retrouver par erreur de jugement dans une situation similaire.
Merci Thomas !
(les images ne sont pas de moi, elles ont été récupérées sur http://www.andysimons.co.uk/Aircraft/Light/Socata.html)