"Kilo-Golf, roulez pour le point d'arrêt 36 et rappelez prêt."
Ce n'est pas Cécile aujourd'hui. Je pousse un peu de gaz et le Robin s'ébranle sur le taxiway. A notre droite, un superbe Falcon suisse atterrit, le rugissement de ses réacteurs noyé par le bruit de mon moteur. On arrive au point d'arrêt, j'effectue le run-up, briefing décollage, et nous voilà prêts au départ.
"Chambéry, Kilo-Golf, prêt au point d'arrêt 36.
- Kilo-Golf, autorisé décollage 36, vous rappelez Novembre-Echo avant de passer sur la fréquence montagne pour votre tour du Mont-Blanc."
Echo-Alpha, c'est quoi ça... A tâtons, j'extraie la VAC du vide poches et, avec l'aide de Stéphane, identifie le point de report. Il est au nord du terrain, complétement à l'opposé du départ que j'avais prévu. Ce n'est pas grave : on va rejoindre la route prévue en passant par le lac d'Annecy au lieu de passer par le sud en survolant Chambéry.
Pleins gaz, puissance ok, badin actif, pas d'alarmes...Pendant que l'avion accélère sur le bitume strié d'impacts de pneus, je me répète silencieusement les actions, comme une prière.
Cent kilomètres heure, rotation. Les roues quittent le sol au tiers de la piste. L'avertisseur de décrochage bipe doucement, et je fait un palier à quelques mètres du sol, le temps que la vitesse augmente. Sur notre droite défilent la tour de contrôle, le terminal, et le Falcon qui est en train de se garer. Puis nous débouchons au dessus de l'eau bleue du lac du Bourget, nous élevant rapidement entre les falaises qui l'encadrent. J'oblique tranquillement vers l'est et suis l'autoroute d'Annecy qui doit nous mener sur Echo-Alpha. Au dessus, les nuages sont assez serrés. C'est joli, mais je cherche surtout le trou par lequel je vais pouvoir passer au dessus.
"Chambéry, Kilo-Golf. On arrive sur Echo-Alpha, 3200 pieds en montée vers 12500, pour quitter.
- Kilo-Golf, vous pouvez quitter. Gardez le code transpondeur et passez sur montagne 130.0."
Je switche la fréquence sur la radio 2, et répète ma position. Nous passons dans un gros trou, entre les hautes masses cotonneuses de deux cumulus, et continuons à grimper au dessus des nuages. Au loin, on aperçoit déjà le sommet du Mont-Blanc qui dépasse de la couche inégale. Les nuages sont épars, mais assez nombreux, et avec la perspective on dirait presque qu'on est on top d'un bel
overcast. Nous tournons à droite au dessus du lac d'Annecy, et nous engageons dans la vallée en direction de Chamonix. Vu de cette hauteur, l'étendue d'eau est d'un bleu un peu laiteux, parfaitement lisse. On dirait une bâche en plastique posée bien à plat sur le patchwork de champs, de bois et de villages, au pied des montagnes. Je profite d'ête au dessus d'un point facile à nommer pour indiquer ma position et mon altitude sur la fréquence montagne.
On monte toujours plein gaz, et j'affine le réglage du mélange pour obtenir le maximum de puissance. L'aiguille du variomètre s'essouffle malgré tout, le moteur peinant à tirer le poids de l'avion dans l'atmosphère raréfiée. On passe 10000 pieds. Les nuages sont maintenant loin sous les ailes ; les reliefs en revanche sont toujours omniprésents, et s'élèvent aussi vite que nous.
Juste devant, le massif du Mont-Blanc encombre tout l'horizon, une gigantesque muraille de rochers enneigés. Des glaciers s'écoulent de ses flancs, gris et un peu tristes, tels d'immenses larmes gelées sur les pentes de la montagne. Ils ont tous un nom, mais je n'en rappelle aucun.
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En palier à environ 12500 pieds, nous passons sous la forme arrondie du sommet du Mont-Blanc. Pas d'écharpe de neige cette fois, à peine un halo translucide de cristaux gelés qui dansent dans l'air calme. Stéphane remarque une cordée d'alpinistes qui escalade lentement la pente, minuscules points noirs qui contrastent sur le blanc de la couche de neiges éternelles.
Un peu plus loin, moins élevés, une série de pics de rochers nus et déchiquetés qui surplombent des falaises vertigineuses. Elle plongent directement au fond de la vallée, jusqu'à Chamonix, trop escarpées pour que la neige puisse y tenir. Nous tournons à droite, à cent quatre-vingt degrés autour d'une arête acérée, pour nous engager dans la Vallée Blanche.
Le spectacle est imposant, majestueux, hors du temps. Le vénérable glacier, immobile, remonte là pente, sa texture ondulée de plus en plus blanche en s'éloignant de la vallée. A mi-hauteur, il se sépare en deux parties autour de l'aiguille du Tacul, comme une rivière se brisant sur un îlot : à droite vers la Vallée Blanche ; à gauche vers la frontière italienne. La rangée de pics bruns est maintenant sur notre droite, encadrant l'Aiguille du Midi. Au somment de cette flèche de pierre, on distingue les bâtiments du téléphérique et leurs balcons chargés de badauds. Derrière, la vallée est tapissée de nuages, et tout cet assemblage semble flotter sur un coussin immaculé.
Nous faisons un tour du cirque rocheux, traversant les vastes ombres de sommets dont j'ignore les noms. Au nord, un énorme bloc de glace semble tenir par magie contre une paroi, attendant d'être alourdi par les prochaine chutes neige pour s'effondrer. A l'est, les montagnes plongent dans la vallée et c'est l'Italie, bassin de nuages duquel émergent d'autres hauts sommets. Au plus haut de la Vallée Blanche, blotti dans la couche de neige, un camp d'alpinistes, alignement de tentes minuscules, et quelques piétons qui avancent doucement. Nous passons juste au dessus d'eux, les saluant en faisant glisser l'ombre de l'avion sur la froide surface blanche. Ils doivent probablement maudire ces pilotes qui viennent ruiner le silence ancestral de leurs montagne, mais peu importe : nous planons.
Nous passons entre l'Aiguille du Midi et le Mont-Blanc, et nous retrouvons dans la vallée de Chamonix, au dessus du tapis de cumulus. Ça fait une heure que nous volons, et personne ne l'a vue passer. Cap au sud, il faut penser à rentrer.
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Mais l'avion à largement quatre heures et demi d'autonomie. Et mes passagers en redemandent. Nous sommes tous d'accord pour faire un dernier détour avant de rentrer.
Nous retrouvons l'autoroute par laquelle nous sommes descendus à Chambéry ce matin, et la suivons pour remonter la vallée de la Maurienne. Objectif : trouver Valloire. Steupa s'amuse à identifier les stations de ski qui son éparpillées dans le paysage, horribles tâches grises d'immeubles bétonnés au milieu de la nature sauvage. On passe Saint-Jean de Maurienne, et Saint-Michel. Et là, à droite, perché sur le flanc de la montagne, c'est Valloire. Aucune tour de béton ici, seulement un amalgame de petites maisons blotties les unes contres les autres, isolées au milieu de l'immensité.
Malheureusement, impossible de s'approcher plus, le village est en plein dans une zone militaire restreinte et j'ignore si elle est active. Ça m'apprendra à préparer mes vols ! Stéphane prend quelques photos avec le téléobjectif : nous pourrons peut-être retrouver le chalet des vacances en les regardant au calme.
Cette fois-ci, on rentre.
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Je remplis le carnet de route. Presque deux heures de vol. Elles sont passées comme dans un rêve, pour moi comme pour mes passagers. Stéphane est descendu et nous prend en photo.
Puis je fais le plein. L'instructeur qui m'avait donné des conseils le matin passe sur le tarmac et me demande comment ça s'est passé. Nos grands sourire sont sans doute la meilleure réponse.
On discute gaiment, on se remémore les souvenirs tout neufs que nous venons d'emmagasiner. Puis on se dit au revoir, et Stéphane et Steupa remontent dans la voiture pour remonter à Valloire. Il leur reste encore une belle semaine de vacances pour profiter des Alpes.
Moi, je rentre à Paris : encore quelques trois heures de vol à écouter des MP3 dans le Zulu, à soigner ma navigation, et à profiter de la France vue du ciel.
Encore plein de beaux souvenirs.